SANTE : 4 questions à Matthieu MONTALBAN

Le droit à la santé pour tous est une exigence humaine fondamentale. Inseme à Manca a lancé le débat sur son site et engagé une campagne de pétition à ce sujet. voir ( http://chng.it/zLggrCDyRP). Pour poursuivre le débat, après les interviews de  Nathalie Coutinet, de Benjamin CORIAT, à son tour Matthieu MONTALBAN des économistes atterrés, maître de conférence, université de Bordeaux, répond à nos questions.

La crise sanitaire actuelle révèle un grand nombre de défaillances, d’incohérences, d’insuffisances et de graves pénuries. Limitons-nous au secteur de l’industrie pharmaceutique où l’on constate des situations de quasi rupture de stocks, en particulier pour des médicaments vitaux.

Pourquoi en est-on arrivé là ?

Les économistes néolibéraux et les fameux experts qui monopolisent quotidiennement les écrans de télévision ou qui sévissent dans une presse écrite bien pensante, évitent pudiquement d’en donner les raisons. Tout au plus reconnaissent-ils du bout des lèvres le problème de la délocalisation des substances actives – pour l’essentiel en Chine et en Inde – sans en donner les causes, ni en pointant les responsabilités.

Vous faites partie des Economistes atterrés dont la réputation n’est pas de s’inscrire dans la pensée économique unique et qu’on ne voit pas souvent à la télé, vous avez sans doute un autre regard sur l’industrie pharmaceutique. Nous souhaiterions vous poser quelques questions à ce sujet.

Manca alternativa.

D’après-vous, pourquoi a-t-on massivement délocalisé les productions de substances actives, au cours des dernières décennies ?

Il y a plusieurs causes qui se sont combinées. Une première a trait au fait que la France a pratiqué une politique de prix bas des médicaments, qui a pour effet de réduire les marges. L’industrie pharmaceutique étant un secteur très financiarisé avec des normes de rentabilité importantes, cela a amené les Big Pharma à délocaliser une partie de la production de substances actives vers l’Inde et la Chine, qui ont vu les compétences de leur main d’œuvre très largement augmenter alors que les coûts y sont (perçus comme) relativement plus faibles. En l’occurrence, les pressions sur les prix avaient régulièrement amené certaines firmes à menacer de délocaliser leur production, voire à mettre en œuvre leur menace. Une deuxième raison qui se combine à la précédente vient tout simplement du fait que la Chine et l’Inde étant des marchés en croissance, délocaliser la fabrication dans ces pays est aussi une manière de se rapprocher des débouchés, tout en bénéficiant d’économies d’échelle. Les principales sources de croissance de l’industrie pharmaceutique ne sont plus seulement les pays développés mais aussi et surtout les émergents. Une troisième raison, plus implicite car elle n’est pas propre à ce secteur et qu’elle constitue le cadre général du capitalisme depuis plus de 40 ans tient à la réduction des barrières tarifaires et non-tarifaires dans le cadre de l’OMC, couplée à la baisse des coûts de transport.

Manca alternativa.

Le secteur de l’industrie pharmaceutique s’est inscrit dans la globalisation de l’économie et de sa financiarisation. Quelques multinationales le dominent largement. Quels objectifs recherchent ces multinationales, pour l’essentiel anglo-saxonne ? satisfaire les besoins en santé des populations ou plus prosaïquement faire des sous, beaucoup de sous, sur le dos des patients et de la Sécurité sociale, pour ce qui concerne la France ?

La question induit la réponse. L’industrie pharmaceutique est largement financiarisée, donc par définition, l’objectif est ici la maximisation de la valeur pour l’actionnaire. A noter qu’il ne s’agit pas que de firmes anglo-saxonnes : des leaders Sanofi comme Novartis ou Roche sont des groupes européens continentaux. Les réglementations sur les médicaments comme les systèmes de prix et remboursement sont fondés sur des compromis plus ou moins explicites entre santé, rentabilité de l’industrie et équilibre des systèmes de remboursement.

Manca alternativa.

D’aucuns parlent d’une Mafia du médicament. C’est d’ailleurs le titre d’un livre paru en 1977, aux éditions sociales. Vieux livre mais d’une remarquable actualité. Excès de langage ou réalité souvent méconnue du grand public ?

Tout dépend toujours ce qu’on entend par « mafia », terme évidemment très péjoratif. La mafia est par définition une organisation criminelle qui cherche à maximiser ses profits par tous les moyens, notamment l’infiltration dans la société civile et les institutions, pour les corrompre à son intérêt. Par ailleurs, la gestion de la mafia est collégiale, avec un réseau centralisé autour d’une poignée de chefs. L’industrie pharmaceutique n’est pas une organisation criminelle, ces entreprises pratiquent officiellement des activités légales, dans un cadre institutionnel défini par le droit. Par ailleurs, les grandes firmes sont en concurrence pour le profit. Cependant, en suivant mon collègue Marc-André Gagnon, on pourrait parler de corruption institutionnelle pour souligner sa récurrence et en même temps sa « nécessité » pour maintenir les parts de marché de ces firmes (si une ne la pratique pas, comme les autres la pratique, elle perd des parts de marchés), qui se manifeste de plusieurs manières : 

  • les firmes cherchent à capturer la puissance publique par des activités de lobbying systématique (c’est le secteur qui dépense le plus en lobbying), de capture réglementaire pour la face légale, voire dans certains cas sans doute plus rare et plus difficiles à prouver, de la corruption avérée. A titre d’exemple, on peut citer Pfizer qui fut condamné à une amende de 60 millions de dollars en 2012 pour corruption auprès de médecins et de hauts fonctionnaires de plusieurs plusieurs pays pour favoriser l’autorisation et la prescription de ses médicaments https://www.washingtonpost.com/business/economy/pfizer-agrees-to-pay-60m-to-settle-foreign-bribery-case/2012/08/07/a2426f5e-e0b6-11e1-8fc5-a7dcf1fc161d_story.html https://www.ft.com/content/216d2e3e-e0aa-11e1-b465-00144feab49a. Plus près de nous, le cas de l’affaire Mediator où certains prévenus du laboratoire Servier et de l’agence du médicament ont été accusés de corruption ;
  • par l’influence plus généralement sur la science. Celle-ci s’effectue par l’interaction avec les chercheurs hospitalo-universitaires en finançant simplement des recherches et des études cliniques mais cela peut générer des conflits d’intérêts, soit de manière beaucoup plus problématique en pratiquant le ghostwriting ; 
  • par l’influence sur les patients, en finançant de nombreuses associations de patients qui font connaître les maladies et demandent ensuite l’approbation et le remboursement de médicaments aux autorités pour traiter lesdits patients ;
  • par l’influence sur les prescripteurs, via par exemple les éventuels cadeaux aux médecins ou invitations à des séminaires.

Précisons cependant que si ces pratiques existent, nombre d’entre elles sont désormais bien mieux contrôlés : depuis le Sunshine Act américain et la loi Bertrand en France, les conflits d’intérêt sont mieux contrôlés. De même, les cadeaux aux médecins sont désormais interdits.

Si on prend le cas américain, selon l’ONG Public Citizens, entre 1991 et 2017, 412 décisions de justice, amenant un total cumulé de 37,8 milliards de dollars d’amendes (le maximum étant en 2012 avec 6 milliards d’amendes cumulées), dont 48 avaient un versant criminel. Donc, pour ce qui est des pratiques illégales, l’essentiel des condamnations aux Etats-Unis sont dans des tribunaux civils, et concernent pour les plus grosses amendes la surfacturation des médicaments aux programmes fédéraux comme Medicaid et la promotion illégale, éventuellement accompagnés du paiement de pots-de-vin. On trouve également comme condamnations la dissimulation de certaines données, par exemple cliniques, ou plus classiquement car pratiqué par bien d’autres secteurs, les pratiques monopolistiques ou différentes fraudes fiscales. https://www.citizen.org/wp-content/uploads/2408.pdf

Manca alternativa.

Certains préconisent la nationalisation – et non l’étatisation – de toute l’industrie pharmaceutique et le développement de la recherche publique, avec des moyens adéquats. Qu’en pensez-vous ?

Il ne faut pas s’interdire d’utiliser certains outils comme la nationalisation quand on en a besoin (quelle différence faites-vous avec l’étatisation ? Comment voulez-vous assurer un contrôle national sans que le capital ne soit détenu par l’Etat?) en l’articulant avec des objectifs de politique industrielle clairs. Mais il ne faut pas en attendre des miracles non plus.

Au niveau des avantages, elle permet bien entendu un contrôle et une orientation de la production dans le sens désiré, ainsi qu’elle permet d’éviter la dépendance face à certaines grandes firmes, notamment dans les négociations de prix et éventuellement d’éviter certains problèmes d’approvisionnement. Par exemple, certains médicaments orphelins ou contre le cancer sont très chers, en partie du fait de l’exclusivité de marché offerte par l’indication orpheline, alors que dans certains cas, il peut s’agir simplement d’un repositionnement de vieilles molécules qui ne sont plus brevetées. Ici, il aurait été envisageable, si on avait un appareil productif public, de lancer ce type de développement et éviter d’avoir à payer des médicaments trop chers. Plus généralement, en ayant une entreprise sous contrôle public ayant des capacités de production importantes, il y a des moyens de réduire le pouvoir de négociation des firmes en offrant des solutions de substitution, ou d’avoir des capacités de production importantes sur des médicaments essentiels peu rentables. Par ailleurs, cela peut permettre d’améliorer la coordination entre acteurs du système de soin et de la recherche. Enfin, cela peut permettre d’assurer un investissement en R&D pharmaceutique sur le territoire, et on notera à ce propos qu’en pratique, BPI France investit dans des starts-up notamment biopharmaceutiques pour les financer, mais en prenant des participations minoritaires (donc sans exercer de contrôle). L’un des problèmes aujourd’hui tient au fait que l’industrie pharmaceutique a pour objectif la maximisation de la valeur pour les actionnaires, et une part non-négligeable de sa trésorerie à la distribution de dividendes et aux rachats d’actions au lieu d’être réinvestie. Avec un capital sous détention publique, on s’éviterait ce genre de gaspillage. Bien entendu, il faut s’assurer aussi que le contrôle soit effectivement exercé : certaines nationalisations par le passé ont été des échecs, notamment car l’implication de l’Etat s’était réduite à simplement détenir le capital sans réellement changer la gestion (notamment, en maintenant la gouvernance très verticale qui caractérise le système français, où le PDG possède un très grand pouvoir et est souvent issu des grandes écoles, sans connaissance préalable du secteur de l’entreprise dans lequel il est amené à exercer), alors qu’il s’agit aussi d’inscrire la stratégie de la firme et son organisation dans une politique industrielle et sanitaire cohérente. En cela, si on devait nationaliser une entreprise pharmaceutique, il faudrait encourager fortement la prise d’initiatives et les projets des chercheurs, en limitant l’emprise bureaucratique qui peut exister dans les grandes firmes, publiques comme privées, ce qui n’est jamais simple à manager.

Cependant, il ne s’agit pas pour autant d’un remède miracle : l’industrie pharmaceutique est constituée de firmes multinationales, dont la nationalité ne veut plus dire grand-chose. Sanofi a des usines dans 36 pays, et sur ses 100000 salariés, seulement un quart sont localisés en France. De même, nombre de groupes étrangers ont des activités en France. Ensuite, il est assez illusoire de croire qu’une firme seule pourrait couvrir la production de l’ensemble des médicaments, notamment en innovation : on ne pourra pas se passer de certaines molécules brevetées produites par des firmes étrangères, les innovations et découvertes seront réalisées (majoritairement) de toute façon hors de France, la recherche et l’innovation étant des processus mondiaux. De plus, si cette entreprise ne devait que fournir le marché national, elle aurait moins d’économies d’échelle et donc des prix plus élevés que si elle visait aussi les marchés d’exportations ; mais dans ce cas-là, il faudrait s’assurer que cela n’entraîne pas des conflits avec des partenaires commerciaux au motif que l’entreprise est soutenue par l’Etat. En effet, il reste ici un obstacle (sinon deux) et non des moindres : une nationalisation serait considérée comme une aide d’Etat et donc ferait l’objet de remontrances très importantes de la part de la Commission Européenne, en tant que distorsion de concurrence majeure… Enfin, il ne faut pas croire qu’une entreprise pharmaceutique sous contrôle public devrait fonctionner sans profit, donc forcément avec des prix égaux aux coûts de production : une telle firme nationale devrait utiliser ses profits pour les réinvestir en R&D, sauf à ce que l’intégralité des essais cliniques soient financés par l’impôt, avec le risque que ces financements ne soient pas pérennisés d’une année sur l’autre au gré des mandatures.

D’autres outils auraient tout aussi leur place que la nationalisation, à commencer par l’investissement dans la recherche publique qui est essentiel ; il serait sans doute de bon aloi qu’une partie des 6 milliards d’euros consacrés au crédit d’impôt recherche soit plutôt consacrée directement à la recherche publique. 

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Cet article montre bien la complexité de la solution pour une politique contrôlée de la production de médicaments. Elle présente des pistes qui, sans être une nationalisation stricte, permettent un contrôle public plus efficace, en particulier dans le domaine de la recherche.

Enfin, une remarque: Monsieur Montalban se pose la même question que moi: Quelle différence existe entre Étatisation et Nationalisation. Ce serait bien d’éclaircir cela.

Matthieu Montalban a raison de montrer l’imbrication économique des entreprises dans la mondialisation de notre société et les moyens financiers importants que nécessite la recherche qu’un seul pays ne peut pas assumer. C’est une situation que nous ne pouvons pas écarter. Il nous fait remarquer également la liberté de concurrence dans le ciel européen et là est toute la question de l’Europe que nous voulons : celle du marché ou celle de la solidarité ? C’est aussi la question essentiel aujourd’hui, l’Europe solidaire, pour réussir le rassemblement d’une alternative crédible pour que le jour d’après ne soit pas comme celui… Lire la suite »